“Merci au journal d’investigation Mediacités pour cette enquête sur les dérives du bizutage à la faculté de médecine de Lille. Notre cabinet est honoré d’accompagner la famille de Simon GUERMONPREZ, décédé à l’âge de 19 ans après une soirée “d’intégration”, qui, malgré l’omerta ambiante, mérite de savoir comment un tel drame peut encore se produire. L’enquête progresse et nous sommes plus que jamais déterminer à établir toutes les responsabilités.” Damien Legrand
Un an après le décès de son fils Simon, Daniel Guermonprez tente toujours de comprendre « l’incompréhensible » : pourquoi cet étudiant, décrit comme bosseur et heureux dans ses études, est-il rentré en VTC jusque devant la maison familiale de Chéreng, dans la nuit du 8 au 9 juillet 2021, avant de rebrousser chemin et de descendre à pied sur l’A27, où un camion l’a percuté ? Simon, 19 ans, aurait tenté de rattraper son téléphone tombé sur les voies après avoir pris un selfie. Le jeune homme venait de réussir son entrée en deuxième année de médecine. Ce soir-là, il s’était rendu à une soirée « d’intégration » à la citadelle de Lille, puis dans un appartement.
Daniel Guermonprez assure avoir appris seulement en avril 2022, par la procureure de Lille, Carole Étienne, que son fils avait bu huit des douze doses d’alcool qu’il avait pour mission d’ingérer en quelques heures – alors même qu’il ne consommait jamais d’alcool, selon ses proches. Soit une forme de bizutage , qui fait écho à d’autres drames qui ont secoué l’université de médecine ces dernières années : en octobre 2015, un étudiant en médecine lillois de 18 ans, Jean-Baptiste Pignède, était retrouvé noyé dans un étang du Denaisis suite à une soirée très alcoolisée. Trois ans plus tôt, en septembre 2012, un étudiant de la faculté de médecine de Lille était agressé sexuellement par des camarades dans le parc de la Citadelle. Une enquête préliminaire avait été ouverte par la police, qui n’avait abouti à aucune sanction puisque la victime, livrée à la vindicte collective, avait refusé de porter plainte.
« Tu ne te rappelleras plus ta soirée »
Avec plus de 12 000 inscrits, la fac de médecine Henri-Warembourg, à Lille, se présente comme le plus grand centre de formation médicale de France. Officiellement, ici comme ailleurs, le bizutage n’a plus droit de cité. Depuis 1998, la loi Royal en fait un délit, puni de six mois de prison et 7 500 euros d’amende. Mais, ici comme ailleurs, des étudiants le perpétuent sous la forme de soirées et de week-ends « d’intégration », censés favoriser la cohésion entre promos et en leur sein.
Dans la capitale des Flandres, la saison des fêtes débute au début de l’été et se poursuit à l’automne. Les élèves de deuxième année (« Med2 ») admis en troisième année (« Med3 ») organisent l’intégration de leurs successeurs, pressés de relâcher la pression après une année intense et sélective. Début juillet, différents groupes d’intégration se présentent aux nouveaux lors d’une parade aux airs de carnaval, l’InterG. Hunters, Borgia, Black Vanguard… Chacun possède un nom, qui peut varier d’une année à l’autre, un logo et une couleur, que certains membres arborent fièrement sur les réseaux sociaux. Se forment ensuite des binômes composés d’un « bizuth » et d’un « parrain » ou d’une « marraine » de l’année précédente.
« Bizuth, prépare ton foie pour tes chefs de gnôle », pouvait-on lire sur le profil Facebook d’une « cheffe alcool » à l’été 2021. « On vous prépare du sale », « tu ne te rappelleras plus ta soirée », annonçaient d’autres groupes. L’alcool est souvent au cœur du folklore de l’intégration. Boire devient un défi physique et l’enjeu d’une relation de soumission-domination entre générations : traditionnellement, les bizuths ne se servent pas un verre, mais reçoivent les breuvages – alcool fort parfois dilué à du jus de fruit – dans des seringues que les aînés versent directement dans leur bouche.
À en croire des photos et vidéos de 2021 consultées par Mediacités, les étudiants ivres ne font pas toujours l’objet d’une grande attention : on y voit un étudiant tirant une camarade inconsciente par les bras, d’autres déversant le contenu d’un extincteur sur le visage d’un garçon endormi, un jeune homme – en train de vomir – recevant une nouvelle seringue d’alcool dans le gosier…
Rituels de soumission
En théorie, les organisateurs prévoient des garde-fous. Les étudiants ne souhaitant pas boire d’alcool se voient écrit « H2O » (formule de la molécule d’eau) sur le front. Mais la pression du groupe en affaiblit la portée. Une enquête bénévole qui croise témoignages, sources en ligne et travaux de sciences sociales interroge notamment le respect du consentement. « Certains témoins évoquent une soirée récente de la pré-intégration de juillet 2021 où les bizuths ont tous été marqués à l’entrée de la soirée avec une cible [sur le front, ndlr], tentant ouvertement d’imposer une consommation d’alcool excessive et non consentie », écrit son auteur, Thomas Robert, dans un volumineux dossier [lire les coulisses].
Ce trentenaire Lillois a identifié huit groupes d’intégration et analyse les pratiques relevant du bizutage. Plusieurs groupes ne semblent pas poser problème. D’autres perpétuent des rituels de soumission des plus jeunes à leurs aînés. Des parrains-marraines écrivent au feutre sur les visages ou les corps des bizuths, ou les font boire à genoux, en leur maintenant la tête et les épaules. De nombreux groupes affichent par ailleurs comme logo des femmes nues, un exemple parmi d’autres d’un sexisme encore bien présent. Une photo prise lors d’un événement en plein air montre des étudiantes aux poignets liés dans le dos, des traces de mains à la peinture sur les fesses.
Dans les biographies visant à présenter les membres d’un groupe, des filles sont qualifiées de « salope », de « miss pute 2021 » ou de « baiseuse ». « L’incitation à la nudité des femmes – ou à d’autres phénomènes comme l’incitation à une consommation excessive d’alcool – n’est pas ici la volonté première du bizuth » mais « le prix à payer pour son intégration », soutient Thomas Robert, qui alerte sur une « violence sociale ». « Les finalités des intégrations, héritières idéologiques du bizutage, sont les mêmes : soumettre et formater autrui à un mode de fonctionnement social contre sa volonté première en le manipulant. »
Le règne de l’omerta
Ces pratiques sont-elles répandues ou marginales ? Ce bizutage à peine revisité fait-il consensus ou est-il rejeté par une partie au moins des futurs médecins ? Difficile à savoir tant l’omerta règne. Le doyen de la fac, Dominique Lacroix, a affirmé à La Voix du Nord en septembre 2021 que sur 1 000 personnes concernées, « 50 posent problème ». Pourtant, seuls quelques étudiants qui n’ont pas intégré de groupe acceptent de livrer des clés, sous couvert d’anonymat. Pour des raisons personnelles, parfois religieuses, ils racontent avoir gardé leurs distances avec les « grosses soirées où l’alcool est parfois au centre de l’attention et partie intégrante des relations sociales ». Même s’ils estiment que leurs camarades semblent avant tout s’amuser, que « ça ne dérape plus tellement » et qu’il existe « des groupes sans alcool ni comportements “inappropriés” ».
Les associations, les stages ou les réseaux sociaux offrent aussi aux étudiants des occasions de créer des liens sur le campus. Mais accepter le jeu de « l’intégration » reste le plus sûr moyen de nouer des contacts précieux pour la suite, au moins jusqu’à l’externat. Lors des cours en petits groupes ou des stages, « les personnes en groupes d’”inté” avaient tendance à se côtoyer entre elles et à ne pas s’occuper des étudiants sans groupe ou pas dans leur groupe, se souvient une « Med5 ». Au sein d’un groupe, il y avait un vrai esprit de compagnonnage, pendant les soirées, les révisions, les résultats, les rattrapages, qui pouvait donner envie si l’on n’avait pas un beau groupe d’amis. »
En 2013, l’association corporative des étudiants en médecine de Lille (ACEML) a voté son « désengagement de l’intégration », fait savoir Paul Lamandé, président de la principale instance étudiante du campus. La décision aurait fait suite à une demande du doyen de l’époque, Didier Gosset. Lors de ses propres événements visant à « perpétuer le folklore estudiantin », l’ACEML interdit d’ailleurs les marques d’appartenance aux groupes et assure mener « des actions de prévention des risques liés à l’alcoolisation massive ou au bizutage ». L’intégration relève désormais des étudiants eux-mêmes, qui se repassent le flambeau des groupes, sans s’astreindre aux règles de la charte et du guide publiés par le ministère de l’Enseignement supérieur en 2018 : déclaration des événements, respect du cadre légal sur le bizutage et la vente d’alcool, dispositif de sécurité, etc.
Un audit sur les « fêtes clandestines »
Début juin, la direction de l’université a annoncé un « plan d’action » : modules sur le bizutage lors des deux premières années, « étudiants sentinelles » et mesures disciplinaires ou pénales contre les organisateurs en cas de dérives. Mais Daniel Guermonprez – il a lancé une pétition sur internet, Stop bizutage, signée par plus de 36 000 personnes – reproche à la faculté de n’avoir toujours « appliqué aucune sanction, à [sa] connaissance », plus d’un an après le décès de son fils. À l’automne 2021, l’université avait déjà prévu un « audit » sur les « fêtes clandestines ». L’avocat des parents de Simon, maître Damien Legrand, affirme que ses conclusions n’ont pas été transmises à la justice. La famille a déposé plainte pour homicide involontaire contre personne physique et morale, alors que la brigade criminelle de Lille continue ses investigations.
« Les chefs d’établissement donnent l’impression d’être démunis »
Les chefs de groupe de 2021 ont-ils été au moins identifiés par la faculté ? L’université n’a pas souhaité répondre à nos questions sur son degré de connaissance et de compréhension de l’intégration. L’enquête de Thomas Robert met pourtant en lumière, à elle seule, de nombreuses situations problématiques, sans compter nombre d’éléments encore accessibles sur les réseaux sociaux aujourd’hui. Après un premier échange qui s’annonçait constructif, Thomas Robert assure ne plus avoir eu de contacts avec la fac, à laquelle il avait proposé son aide. Une autre enquête, bouclée en avril par l’inspection générale de l’éducation à la demande du ministère, n’a pas été rendue publique.
« Les chefs d’établissement donnent l’impression d’être démunis. Ils sont nombreux à dire : ‘Je fais des rappels à la loi, je fais signer la charte du ministère aux associations, et ça se passe quand même’ », observe Marie-France Henry, présidente du comité national contre le bizutage (CNCB). Selon elle, les écoles ou facs qui parviennent à le faire reculer pour de bon sont celles « qui affichent très clairement leur refus de ces pratiques, communiquent sur les sanctions et les prennent, car sans cela les jeunes ne perçoivent pas la gravité des enjeux ».
La lenteur de la justice et le nombre de procédures avortées dans des affaires de bizutage sont aussi des facteurs d’inertie. « Une plainte classée sans suite, c’est un désaveu, donc les chefs d’établissement y vont à reculons », poursuit Marie-France Henry. Daniel Guermonprez regrette également que « quand la justice condamne, c’est cinq à dix ans plus tard. Les étudiants sont déjà dans la vie active. Ça n’est pas assez dissuasif. »
Reste la prévention et la communication autour d’un sujet toujours tabou. Thomas Robert est en train de créer une association pour servir de « relais et de support aux étudiants qui voudraient dénoncer » ces pratiques. Alors que des soirées d’intégration doivent reprendre en septembre, il tire un bilan contrasté des derniers mois. D’après lui, des formes de bizutage ont encore eu lieu cet été. « Les étudiants semblent avoir levé le pied sur l’usage des seringues, mais pas sur l’alcoolisation importante ou la dégradation de l’image de la femme », estime-t-il.
Si la fac axe sa prévention sur les violences sexuelles et l’alcoolisation, elle « n’attaque pas de façon assez incisive le processus du bizutage : la manipulation qui permet d’amener des personnes à faire des choses qu’elles ne souhaitent pas. » De l’autre côté, ses échanges avec les étudiants portent parfois leurs fruits. « Certains rejettent les critiques, mais d’autres réfléchissent, évoluent, conclut-il. Les condamner en bloc serait une erreur. »
Ecrit par Alexia Eychenne,
Voir l’article complet sur le site de Mediacités.