Les dockers pris en tenaille par les trafiquants de drogue

“De nouveau cité en pleine page d’un grand quotidien national, le cabinet est devenu un acteur incontournable des plus gros dossiers de trafic de stupéfiants de l’hexagone. ” Damien Legrand

Au volant d’un rutilant camion customisé aux couleurs d’Harley-Davidson, Vincent (le prénom a été changé) déambule au milieu des conteneurs stockés dans le port de Dunkerque (Nord). Comme tous les jours, ce petit patron a pu pénétrer dans l’enceinte portuaire ultra-sécurisée grâce à l’une des précieuses cartes d’accès délivrées par la direction du troisième port français. Ce 3 août à 4h45, le trentenaire charge sur sa remorque un conteneur blanc et sort du port. Les douaniers, qui pistent Vincent et deux dockers du port de Dunkerque depuis juin 2020, n’ont rien raté de ce manège. À 5h15, le véhicule des dockers et le camion de Vincent sont stoppés par le GIGN. Pour seule cargaison dans le conteneur, 256 kg de cocaïne répartis dans sept sacs de sport. Valeur marchande : 8 millions d’euros. La première phrase du chauffeur aux douaniers résume la peur qui l’anime : « Envoyez une patrouille chez moi ! »

Ce dossier, dont Le Parisien a pu prendre connaissance, offre une plongée dans l’univers impitoyable des docks, premier point d’entrée de la cocaïne en France. Selon un récent rapport de la police judiciaire, 9 des 13 tonnes de cocaïne saisies en France en 2020 sont ainsi arrivées sur le territoire par la voie maritime. Les ports représentent donc une porte d’entrée essentielle pour les trafiquants. Et les dockers – profession fermée où la cooptation de père en fils est la règle – sont un maillon indispensable du business.

« II m’a menacé et m’a dit que si je ne faisais pas le job, je subirais le même sort qu’un autre docker qui avait été fortement violenté »

Selon des sources concordantes, la Jirs de Lille, compétente sur les ports de Dunkerque et du Havre (Seine-Maritime), dénombrait 19 informations judiciaires impliquant des dockers dans le trafic de cocaïne sur la seule année 2019. « Les trafiquants ciblent différents acteurs à corrompre afin d’obtenir leur aide dans le cadre d’importations de produits, soulignent les policiers dans le rapport annuel du Sirasco (le Service d’information, de renseignement et d’analyse stratégique sur la criminalité organisée). Il peut s’agir de dockers ou de personnels des compagnies maritimes. » Leurs services sont payés entre 10 000 et 100 000 euros. Et cette corruption peut s’accompagner d’inamicales pressions.

Placé en garde à vue en même temps que Vincent, Mickaël (le prénom a été changé) raconte ainsi comment il s’est retrouvé, entre appât du gain et peur, à servir des narcotrafiquants. Un an avant ce matin d’août, le docker de 35 ans est approché par un ami qui lui promet un plan rentable : contre quelques billets, il devra déplacer des conteneurs pour aider des contrebandiers à sortir du tabac à chicha du port. Le docker hésite. « Un surnommé Karim est venu chez moi avec deux copains à lui, raconte le docker. II m’a menacé et m’a dit que si je ne faisais pas le job, je subirais le même sort qu’un autre docker qui avait été fortement violenté. »

Pendant un an, contre du cannabis, Mickaël envoie épisodiquement à Karim des photos de bateaux qui arrivent au port. Au cœur de l’été, le ton change. « Karim m’a alors dit : La boîte est arrivée et il le faut que tu la mettes en bas.  Pour ce travail, Karim m’a dit que je toucherais 5 000 euros. Je lui ai alors demandé ce que je devais faire si je n’y arrivais pas. Karim m’a répondu que ça serait moi qui paierais le tabac et toute l’herbe qu’il m’avait donnée. »

Les menaces de Donatello – le surnom de Karim sur la messagerie cryptée Signal – ne se limitent pas au docker. « Il me disait qu’il savait où j’habitais, où mon fils allait à l’école, où ma femme travaillait », explique aussi Vincent pour justifier son implication dans la sortie de la cocaïne du port. Le chauffeur routier nie par ailleurs toute rétribution. « Qu’aviez-vous à y gagner alors ? » s’étonne le policier qui l’auditionne. « Ma tranquillité. Je devais faire deux transports puis j’aurais été tranquille », explique le chauffeur avant de conclure son audition par une supplique : « Si l’on peut protéger ma femme et mon fils, c’est tout que je demande en fait… » Pas vraiment l’attitude d’un caïd. Les enquêteurs de l’Ofast (l’office anti-stupéfiants) estiment d’ailleurs que les trois mis en examen dans ce dossier « ne sont que des maillons d’une organisation criminelle de grande ampleur. »

Quelle était la réalité de ces menaces proférées par Donatello-Karim sur les dockers et le chauffeur routier ? Me Troin, l’avocat de Vincent, n’a pas souhaité s’exprimer. « Ces menaces ont en tout cas été suffisamment convaincantes pour être révélées par mon client devant des juges malgré les craintes de représailles », souligne Me Damien Legrand, l’avocat de Mickaël, qui est toujours incarcéré. De fait, « depuis 2017, les violences contre les dockers, maillons essentiels de l’importation de cocaïne en France, se sont multipliées », note le rapport du Sirasco.

Sur le seul port du Havre, principal terminal français, « une vingtaine de dockers et de personnels auraient été enlevés, séquestrés, et parfois roués de coups », souligne un spécialiste au sein de la gendarmerie. En juin 2020, pour la première fois, un docker a même été tué. Mis en examen pour une importation de cocaïne datant de 2017, Allan Affagard avait été enlevé par trois hommes cagoulés, torturé puis abandonné sans vie dans un parking. L’hypothèse d’une vengeance de narcotrafiquants est privilégiée. Le procès de certains de ses collègues dockers, suspectés d’avoir joué un rôle dans le trafic, s’est ouvert ce lundi à Lille, mais l’instruction sur son meurtre reste en cours. Quelques semaines plus tard, un des collègues d’Allan Affagard avait été enlevé et blessé par une arme à feu. Lui aussi était mis en examen pour avoir contribué à l’importation de 2,5 tonnes de cocaïne.


Ces derniers mois, la pression n’est pas retombée sur les terminaux. Depuis le début de l’année, plusieurs dockers ont signalé aux gendarmes de Rouen avoir été filé à la sortie du travail ou avoir trouvé des balises GPS sous leurs véhicules. Des familles de dockers incarcérés ont aussi subi des coups de pression. Une situation dénoncée par la CGT, unique syndicat présent sur les ports. « Cela fait des années que nous alertons l’ensemble des pouvoirs publics des risques pour les salariés des ports face à ces trafics », avait tonné le syndicat dans un tract après la mort d’Allan Affagar.

Un cri d’alerte légitime, mais qui se heurte à une autre réalité. Pour les policiers et gendarmes, enquêter sur les ports est difficile. Les dockers, victimes ou complices, parlent peu. Et les bousculer n’est pas si simple. Lors de leur descente en août sur le port de Dunkerque afin de perquisitionner le casier de Vincent, les policiers ont ainsi été pris à partie et menacé par un docker aux cris de « on est chez nous ici ». Ce docker n’a pas été interpellé. « Leur position de force leur permet d’être traités avec précaution par les autorités, souligne un spécialiste au sein de la gendarmerie. Il s’agit d’éviter une paralysie du port ou des grèves qui pourraient entraîner la suppression de certaines escales en France… »

Ecrit par Vincent Gautronneau, 

Publié le 23/11/2021, voir l’article sur le site du Parisien.