Les policiers de Douai auraient-ils pu éviter le féminicide d’Aurélie ?

“Le cabinet saisit Eric Dupond-Moretti, Garde des Sceaux, Ministre de la Justice et Gérald Darmanin, Ministre de l’Intérieur, pour qu’une mission d’enquête fasse toute la lumière sur les dysfonctionnements apparus dans cette enquête, et sur le rôle qu’ils ont pu avoir dans la survenance du décès d’Aurélie. Pour que plus jamais ce qui est arrivé ne se reproduise. ” Damien Legrand

Au dixième étage d’une tour sans charme du sud de Douai (Nord), des cris et des insultes. Encore une fois, Karim B. A., 38 ans, est énervé. Claudia, sa voisine chez qui il tambourine depuis au moins deux minutes, a mis trop de temps à ouvrir la porte. Karim exige une cigarette, sans entendre que la jeune mère de famille ne fume pas. « T’inquiète, t’es morte, je vais appeler des potes et on va te buter », lance cet inquiétant voisin de chez qui proviennent régulièrement des insultes ou des « gros boums ».

Au téléphone, Jessica et son mari, des amis de Claudia qui vivent au cinquième étage, ont entendu toute la dispute et rejoignent la jeune femme. « On a décidé d’aller chez Karim pour que je puisse m’expliquer vis-à-vis de son comportement chez Claudia, dépose Jessica auprès des policiers au lendemain de cette soirée de tension. La porte était ouverte et, là, j’ai vu une femme dont j’ignore le prénom qui était sur le canapé situé dans le milieu du salon de la pièce principale. Elle avait les jambes nues et elle pleurait, lui l’insultait de sale pute, va niquer ta mère, je vais te niquer. Elle avait des bleus sur les jambes. Ensuite j’ai appelé le 17. »

La suite est froide comme le PV d’intervention d’un équipage de la BAC. « Événement du 30/05/2021 à 18h35. Différend de voisinage (…). Avons pris attache avec le nommé B. A. Karim. Celui-ci se trouve dans son domicile sous l’influence de l’alcool. Il nous parle de caméras qui se trouvent cachées (…). L’invitons fermement à rester dans son domicile et de laisser le voisinage en paix. »

Aurélie avait 33 ans et était mère d'une adolescente de 15 ans.

Aurélie avait 33 ans et était mère d’une adolescente de 15 ans. DR

Dans ces huit lignes relatant l’intervention, la femme prostrée dans l’appartement de Karim B. A. n’est jamais évoquée. Les policiers ont pourtant bien échangé avec elle et ont constaté son état délicat, selon un second PV, rédigé le 31 mai à 5 heures : « Signalons être intervenus à cette adresse le 30 mai 2021 vers 18h35 (…) Signalons avoir vu cette dame dans l’appartement, ivre, présentant une trace bleue sous l’œil gauche. Cette dernière ne nous signale aucune violence. »

À 18h30, ce dimanche soir, les policiers ont donc laissé une femme ivre et portant un bleu au visage avec un homme en plein délire. À leur retour, quelques heures plus tard, Aurélie Langelin est morte et « présente diverses traces de coups au niveau du visage et au niveau des bras, son visage est entièrement tuméfié de coups ». Elle avait 33 ans et était mère d’une adolescente de 15 ans.

« Comment on peut repartir alors que les services savaient qu’elle était en danger de mort ? »

Trois mois plus tard, Karim B. A. dort en prison, mis en examen pour meurtre. Dans des lettres confuses envoyées à la magistrate en charge du dossier, il continue de nier avoir tué Aurélie Langelin et évoque une chute sur fond d’alcool et de médicaments. « Mon client maintient ne pas avoir porté la main sur elle, explique Me Pierre-Jean Gribouva, l’avocat de Karim B. A. Des choses doivent toutefois être faites sur le plan psychiatrique, car si les faits devaient être établis, la question de son état mental se pose. »

Les proches d’Aurélie, eux, demeurent assaillis de questions : pourquoi les policiers intervenus à 18h30 n’ont-ils pas embarqué Karim B. A. malgré son état délirant ? Pourquoi n’ont-ils pas exigé qu’Aurélie les accompagne au commissariat après avoir constaté son état de fébrilité et le bleu ? « J’ai un sentiment de colère et d’incompréhension, a confié le frère d’Aurélie à la juge d’instruction. Comment on peut repartir alors que les services savaient qu’elle était en danger de mort ? »

Aurélie et son compagnon étaient en effet bien connus du commissariat de Douai. Dans le cadre de l’instruction, les policiers ont repris la litanie de leurs interventions au sujet du couple. Un inventaire qui démontre que malgré les « nombreuses avancées » vantées par le gouvernement dans la lutte contre les violences faites aux femmes, la prise en charge des victimes peut encore être améliorée.

Le 1er novembre 2018, première plainte : Aurélie Langelin signale des violences conjugales, mais Karim B. A. est relaxé après que la jeune femme s’est rétractée à l’audience. Un an plus tard, nouvelle plainte. Séparée de Karim B. A., la jeune femme reçoit des menaces de mort adressées depuis la prison où son ex-compagnon est incarcéré. La procédure est classée sans suite.

Karim B. A. sort de prison et le couple reprend sa vie chaotique, marquée par les addictions à l’alcool et aux médicaments. En avril 2020, nouvelle alerte : les pompiers sont avisés qu’Aurélie a été « jetée au sol puis frappée par un homme ». « Auteur : Karim B. A. », écrivent les policiers sur la main courante, mais la trentenaire refuse d’accuser son compagnon.

« Il me menace comme quoi, s’il me croise dans la rue, il va me tabasser, il va me mettre un coup de tournevis »

Un mois avant son meurtre, Aurélie dépose une nouvelle plainte contre Karim B. A., qui est alors sous bracelet électronique. « Depuis la séparation, il y a trois mois, ce dernier n’arrête pas de me harceler, raconte longuement la jeune femme à un policier le 5 mai 2021. Il peut m’appeler vingt à trente fois par jour (…) soit pour m’insulter, soit pour me menacer. Il m’insulte de conasse, de pute, de salope, de garce, me menace comme quoi, s’il me croise dans la rue, il va me tabasser, il va me mettre un coup de tournevis… »

« Aurélie avait des soucis et ne représentait peut-être pas la victime idéale pour les policiers » Me Damien Legrand, avocat de la famille d’Aurélie

La procédure n’avance pas. Selon les policiers, Aurélie « n’a pas déféré aux convocations qui lui ont été adressées les 17 et 25 mai 2021 » et n’a jamais rappelé le commissariat. Mais pouvait-elle seulement le faire ? « Les derniers jours avant son décès, on avait plus du tout de contacts avec elle, a expliqué son frère à la juge d’instruction. Est-ce qu’il avait récupéré son téléphone ou pas ? Je ne sais pas. » « II (Karim B. A) l’avait sous son emprise ces derniers temps, a aussi expliqué la mère d’Aurélie. Il a dit que son téléphone était cassé et qu’il avait gardé sa puce. »

Malgré ces absences de réponses et des antécédents incitant à la prudence, les policiers ne sont pas allés vérifier par eux-mêmes l’état de la jeune femme. « Aurélie avait des soucis et ne représentait peut-être pas la victime idéale pour les policiers, tonne Me Damien Legrand, l’avocat de la famille. On peut se demander si son cas aurait été traité différemment si elle avait eu une vie rangée et avait habité dans un beau quartier… ».

Dans des courriers qu’il va adresser à Éric Dupond-Moretti et Gérald Darmanin, les ministres de la Justice et de l’Intérieur, le pénaliste demande que la mort d’Aurélie fasse l’objet d’une inspection, comme cela avait été le cas après la mort de Chahinez Daoud, brûlée vive par son mari violent le 4 mai à Mérignac (Gironde). « Compte tenu des nombreux dysfonctionnements recensés dans cette procédure, cette inspection ne pourra qu’être ordonnée, estime l’avocat de la famille Langelin. Cela signifierait sinon que des femmes battues méritent d’être moins protégées que d’autres. »